2.045 km en 74 jours par -50°C

Après avoir exploré les régions polaires du Grand Nord, Spitzberg, Groenland, jusqu’au pôle Nord géographique, et les côtes du continent Antarctique, Stéphanie Gicquel s’est lancée dans un projet audacieux : explorer le cœur de l’Antarctique à pied (en ski de randonnée sans voile de traction). Plus de 2.000 km à travers l’immensité de l’Antarctique au rythme lent de la marche. Une expédition qu’on lui disait impossible à réaliser. Impossible pour une femme.

Dans le temps long, la persévérance est cette aptitude du corps et de l’esprit à contenir les doutes sans se laisser submerger. Dans le temps long, pas après pas, tout devient possible. Après quatre années de préparation, puis 73 jours, 15 heures et 35 minutes de marche sur les glaces de l’Antarctique, Stéphanie a atteint son objectif et réalisé un record du monde (Guinness World Records).

2.045 km en 74 jours par -50°C

L’expédition sportive en conditions extrêmes

L’Antarctique, le continent le plus froid (température moyenne annuelle de -53°C), le plus sec (moins de précipitations qu’au Sahara) et le plus élevé de la planète (2.500 mètres d’altitude en moyenne).

Depuis que le pôle Sud géographique a été atteint en 1911, plusieurs milliers d’alpinistes ont atteint le sommet de l’Everest, plusieurs centaines de spationautes sont allés dans l’espace, plus d’une centaine de skippers ont fait un tour du monde, et une dizaine d’explorateurs seulement ont effectué une expédition à pied au cœur de l’Antarctique sur plus de 2.000 km – la plupart des explorateurs utilisant une voile de traction (kite-ski) qui permet de parcourir des centaines de kilomètres par jour, mais également de tracter une charge plus lourde.

Cette expédition reste à ce jour la plus longue expédition à ski sans voile de traction réalisée par une femme en Antarctique – un record précédemment détenu par Cecile Skog (Suède) qui avait marché 1.746 km durant l’été polaire 2009. La difficulté de l’expédition a été renforcée par le nombre limité de points de ravitaillement – trois seulement dont la base Amundsen Scott au pôle Sud géographique. Stéphanie Gicquel a côtoyé les limites d’adaptation physiologique du corps humain et pesait 39 kg en fin d’expédition, après avoir marché 70 heures par semaine pendant près de trois mois dans ces conditions extrêmes.

Mindset, Travail, temps long

Une expédition à dimension entrepreneuriale

Pour concrétiser son projet, Stéphanie Gicquel a mobilisé une cinquantaine d’entreprises partenaires, rassemblé un budget en centaines de milliers d’euros et fédéré une équipe, plus de quatre-vingts personnes réunies autour des différents aspects de l’expédition : préparation logistique, préparation physique, préparation du matériel, gestion administrative et financière, suivi météorologique, suivi médical, biologique et physiologique, projets pédagogiques, etc. 

Pour chaque entreprise qui déclinait sa participation car les risques de ne pas revenir d’une telle expédition étaient trop grands, Stéphanie allait en solliciter dix autres. 

Pas à pas, pendant quatre ans, elle a construit les conditions de la réussite en diminuant autant que possible chaque risque. Du point de vue entrepreneurial, être déposée sur les côtes du continent avec ses deux coéquipiers, là où Reinhold Messner et Arved Fuchs avaient débuté leur expédition en kite-ski en 1989, l’année où Jean-Louis Etienne et son équipe traversaient le continent en chiens de traîneau, était un aboutissement autant qu’un point de départ.

Explorer, Performer, INspirer

La plénitude de l’Antarctique

Chaque projet mis en œuvre par Stéphanie Gicquel est construit autour d’une triple dynamique : explorer, performer, inspirer. 

Au cœur de l’Antarctique, Stéphanie a collecté des données et des images rares qu’elle a partagées par téléphone satellite avec son équipe en France, ses partenaires, les collégiens et lycéens qui ont suivi son expédition, et plus généralement avec le grand public par l’intermédiaire des médias.

A son retour, elle est allée à leur rencontre pour témoigner de son expérience et inspirer chacun à aller au bout de ses propres projets. L’expédition a fait l’objet d’expositions dans des lieux emblématiques, d’un label COP21 décerné par le Ministère de l’écologie, d’un beau livre paru aux éditions Vilo préfacé par Nicolas Vanier, d’un film diffusé dans une trentaine de pays, etc. 

Dans le cadre de ce projet, Stéphanie Gicquel a collecté plus de 10.000 euros au profit de l’Association Petits Princes qui réalise les rêves d’enfants malades.

Au coeur de l’Antarctique

La longue marche de 8 à 16 heures par jour face au vent violent et glacial, les vagues de glace et les crevasses, l’arceau de la tente qui se brise et la toile qui se déchire, l’ascension jusqu’au pôle Sud atteint la veille de Noël, le marathon à effectuer chaque jour en fin d’expédition pour atteindre l’objectif avant que la nuit polaire s’installe, cette rage de dent pendant plus d’un mois, l’absence de douche et de confort pendant trois mois, le brouillard blanc et les batteries qui se vident, la faim obsessionnelle puis l’arrivée sur la mer de Weddell.

Pendant 74 jours, Stéphanie Gicquel a transmis quotidiennement à son équipe en France trois informations par téléphone satellite (9575 Extrême, 9555, modems Axcess Point, batteries HET 50 Power, panneaux solaires Feather 62W/30W) : position GPS, ressenti et photographie. Cela a permis de suivre la progression de l’expédition au jour le jour et d’alimenter un blog.

Ce panorama est une invitation au coeur de l’Antarctique dans les traces de Stéphanie. Certaines photographies sont plus esthétiques, d’autres plus informatives, mais chacune d’entres elles aura été un défi supplémentaire dans cet univers de glace où la température est parfois descendue en deçà de -50°C. La plupart des photographies ont été prises avec un Canon 5D EOS Mark III.

GENÈSE

L’attraction du pôle Sud est pour moi plus forte encore que celle exercée par le pôle Nord, semblable à celle ressentie par les premiers explorateurs polaires, une attraction si puissante qu’après avoir quitté ce continent, on ne songe qu’à y retourner. Lors de mes premières expériences en Péninsule Antarctique, je l’avais alors à peine effleuré du regard. J’avais pu observer ses courbes, sentir son souffle froid m’envelopper puis me repousser, et percevoir dans un horizon sans fin la profondeur de son âme. Et déjà j’avais besoin de mieux le connaître, le comprendre. 

IDÉE

Les récits d’exploration polaire m’ont apporté des éléments de réponse, mais rien ne remplace l’expérience. Pour connaître la vérité de ce continent, j’avais besoin de me confronter à lui, jusqu’à atteindre le pôle Sud, le cœur du continent. C’est ainsi qu’est née l’idée de monter une très longue expédition en Antarctique. J’aime relever des défis ambitieux et audacieux, entreprendre des projets qui me transportent loin de ma zone de confort. C’est ma définition de l’aventure. C’est ainsi que je construis ma vie. 

OBJECTIF

La plupart des hommes qui s’aventurent sur ce continent le font à l’aide d’une voile de traction, afin de bénéficier de la force du vent qui permet de tracter une charge plus lourde et parcourir une distance plus grande chaque jour : un aventurier canadien, Frédéric Dion, a parcouru ainsi plus de 600 kilomètres en 24 heures en janvier 2015. J’ai décidé toutefois de progresser en ski uniquement, à la seule force des bras et des jambes. Mon objectif est de pouvoir ainsi faire corps avec l’Antarctique dans une longue épreuve d’endurance, sans dépendre du vent.  

TEMPS LONG

Ce projet m’a donné le vertige dès sa genèse. Ces mêmes angoisses que l’alpiniste Reinhold Messner avait ressenties avant de se lancer à travers l’Antarctique en 1989. J’ai relu tant de fois son récit d’expédition. J’ai refermé les livres et j’ai tout mis en œuvre pour atteindre mon objectif. Le montage d’une telle expédition est semblable à la partie immergée d’un iceberg dont on ignore trop souvent la profondeur. Il m’a fallu quatre années pour tout coordonner en parallèle à mes autres activités professionnelles.

PHYSIQUE

La préparation physique est essentielle. L’objectif est de pouvoir tracter en Antarctique une charge supérieure à mon poids de corps, et produire cet effort pendant 8 à 16 heures chaque jour, dans un environnement hostile. La pratique de la course à pied sur longue distance m’a beaucoup aidée à préparer cette expédition. La natation et le ski alpinisme aussi, sans compter les heures passées à tracter des roues sur les plages de Bretagne pour renforcer les muscles nécessaires à une expédition polaire sans voile de traction. Et les séances d’acclimatation au froid glacial.

LOGISTIQUE

Plus important encore, la préparation logistique. Car tous les entraînements auraient été vains faute de trouver les moyens pour rejoindre la ligne de départ de l’expédition. J’ai fait de nombreuses recherches et rencontres afin de déterminer l’itinéraire le plus adapté, celui qui maximise les chances de succès de l’expédition. Un itinéraire qui dépend non seulement des contraintes du terrain, mais aussi du délai maximum pour réaliser l’expédition, et qui doit tenir compte de ma décision de ne pas prendre de voile de traction. 

OPTIONS

L’immensité de l’Antarctique offre de multiples possibilités : traversée, avec ou sans ravitaillements, aller-retour au pôle Sud depuis la côte, sachant que la vitesse de progression est plus rapide sur un aller-retour en raison de la possibilité de s’alléger en déposant des vivres tout au long de l’itinéraire à l’aller lesquels sont ensuite récupérés sur le chemin du retour. 

BUDGET

Parallèlement à la mise en place de la logistique, des modalités de dépose et récupération sur la côte par un bi-moteur en début et fin d’expédition, de largage des ravitaillements en trois points distincts par le partenaire logistique (ALE) qui apporte son soutien à la quasi-totalité des expéditions en Antarctique depuis plus de 30 ans, j’ai multiplié les entretiens pour convaincre des partenaires potentiels. J’ai testé et sélectionné les équipements, enchaîné les rendez-vous médicaux, recherché aussi une assurance, défini les modalités d’évacuation d’urgence, etc.  

TIMING

Le départ est programmé en novembre 2014. L’itinéraire que j’ai déterminé s’étend à travers l’Antarctique, via le pôle Sud, sur une distance de 2.045 kilomètres. Cette expédition doit être terminée au plus tard le 28 janvier 2015 avant que la nuit polaire s’installe et que les conditions encore plus extrêmes ne permettent plus de quitter le continent. 

HISTOIRE

Au moment de me lancer dans ce défi, je sais que seulement 23 explorateurs sont parvenus à traverser l’Antarctique sans moyen motorisé ni chien de traîneau, dont 3 seulement sans voile de traction – ainsi que cela était reporté sur les sites AdventureStats et ExplorersWeb, qui listaient toutes les expéditions réalisées depuis que le pôle Sud géographique a été atteint en 1911 par Roald Amundsen et ses équipiers. Et aucune femme n’a alors parcouru plus de 2.000 km en Antarctique à ski sans voile de traction.  

UNION GLACIER

Le 8 novembre 2014, je pose à nouveau le pied en Antarctique sur le camp de base d’Union Glacier. Sur le plus grand et le plus froid désert du monde. Enfin prête, je l’espère, pour ce qui sera, peut-être, la plus longue course de ma vie. Mais, je ne suis pas encore tout à fait sur le point de départ de l’expédition. La force du vent empêche pour l’instant le bi-moteur de décoller pour me déposer avec mon équipe sur la côte du continent. Et chaque jour qui passe diminue les chances de succès de l’expédition…

ATTENTE

Cela fait près d’une semaine que je suis en Antarctique, sur le camp de base Union Glacier. J’attends toujours une fenêtre météo favorable pour qu’un bi-moteur puisse voler. Une semaine, et autant de jours pour constater qu’aucun avion ne pourrait venir en secours en cas de tempête ou de brouillard durant l’expédition. Je mesure plus encore les risques que je prends en me lançant dans cette aventure.

RISQUES

Les récits des rares expéditions menées au cœur de l’Antarctique depuis le début du 20ème siècle en attestent, et ceux qui osent s’aventurer dans ce désert de glace ont tous à l’esprit ces vies figées par le froid. Celles de Scott et de ses équipiers, qui ont atteint le pôle Sud le 17 janvier 1912 et qui n’ont pas eu les forces nécessaires pour en revenir. L’histoire récente nous rappelle encore impitoyablement la fragilité de toute vie dans les régions polaires, avec les décès d’Henry Worsley en 2016 et de Dixie Dansercoer en 2021.

14 NOVEMBRE 2014

Le voile nuageux s’est dissipé. La visibilité est bonne. Le vent s’est calmé. Enfin. Il est temps de commencer cette expédition. Il y a toujours, dans le moment qui précède l’épreuve, de la gravité.

Et l’épreuve, cette fois, est immense.

DÉPOSE

Le bi-moteur s’élève rapidement face au vent, avant de faire demi-tour et de survoler le camp de base qui disparaît déjà en pointillés au pied des montagnes d’Ellsworth. À travers les hublots, l’immensité de l’Antarctique dégage rapidement une étrange sensation. Les montagnes disparaissent progressivement et avec elles, les derniers repères visuels. On survole l’Antarctique comme on survolerait un océan sans vie. Un océan de glace, cassé par des crevasses qui révèlent, ici et là, la profondeur de ses abysses. C’est immense. C’est beau, tout simplement. Une beauté intrigante. 

OCÉAN

Imperceptiblement, la calotte glaciaire bouge, s’écoule et se répand sur l’océan Austral qui entoure le continent Antarctique, avant de se briser pour former de gigantesques icebergs tabulaires. Le point de départ de l’expédition se trouve précisément en dehors des limites du continent, là où la glace repose sur l’océan.

JOUR 1

Déjà, le pilote réduit l’altitude. Le bi-moteur entame une longue glissade sur ses skis jusqu’au point d’arrêt. A l’endroit même où Messner et Fuchs ont été déposés le 13 novembre 1989 par ce même bi-moteur de l’ALE qui allait, après les avoir déposés, redécoller pour apporter des ravitaillements et des chiens de traîneau reposés à l’expédition de Jean-Louis Etienne et Will Steger. Les moteurs sont éteints. Les hélices effectuent une dernière rotation. Et la porte s’ouvre sur l’immensité, vue du sol. Il est midi. Il fait -20°C.

JOUR 2

Selon mes estimations, 700 heures de ski environ seront nécessaires pour effectuer cette traversée de 2.045 kilomètres sans voile de traction, en prenant pour hypothèse une vitesse de progression de l’ordre de 3 km/h. Une hypothèse ambitieuse qui tient compte du poids de mon traîneau, largement supérieur à mon poids de corps, de la surface, du vent de face, du dénivelé et de l’altitude. Et je sais désormais que je dispose uniquement de 75 jours pour réaliser cette traversée. Compliqué. 

JOUR 3

Ils sont si loin ces nuages à l’horizon, et donc hors de portée aujourd’hui. S’ils m’attendaient patiemment là-bas, peut-être pourrais-je les atteindre dans deux ou trois jours. Mais les nuages, ici, n’ont pas de patience. Le vent les en empêche. 
J’ai relevé sur le GPS le cap à tenir, puis ai réglé la boussole en conséquence. Chaque navigation d’une heure est entrecoupée d’une pause de dix minutes, pour boire et manger. La boussole change de main, le cap est ajusté si nécessaire, et mon équipe repart pour une nouvelle heure de marche. 

JOUR 4

L’Antarctique m’offre rapidement, pour mieux cerner mes intentions peut-être, de magnifiques sastrugis. Des vagues de cinquante centimètres en moyenne, jusqu’à un mètre parfois, façonnées par le vent. Cela démultiplie l’effort requis pour tracter le traîneau et franchir chacun de ces obstacles, par milliers. Plus d’effort donc plus d’énergie consommée, et surtout plus de transpiration qui vient augmenter la sensation de froid extrême lors des pauses, d’autant plus que le vent a légèrement forci depuis le départ de l’expédition. 

JOUR 5

Les sastrugis les plus imposants sont contournés et je constate alors en me retournant que mes traces de ski prennent la forme de grandes sinusoïdes. La distance parcourue en ligne droite, la seule qui compte, sera ainsi toujours inférieure à la distance réellement parcourue. C’est donc bien plus de 2.045 kilomètres qu’il me faudra parcourir pour atteindre mon objectif.

JOUR 6

L’Antarctique dévoile au fil des jours ses différentes facettes. Je progresse dans le brouillard total. La visibilité est quasi nulle. Les sastrugis ne sont plus des œuvres d’art éphémères, encore moins des repères, uniquement des obstacles sur lesquels je viens buter. Un genou à terre, sans gravité, puis je repars. Cette fois, c’est le traîneau qui se renverse. La suite est faite de répétitions – genoux à terre, traîneau à l’envers…

JOUR 11

Après le brouillard, de nouveau le vent. Crescendo. Toujours de trois quarts face, plus fort, 80 km/h, avec quelques rafales. La température chute. -40°C. Je ne sens plus mes doigts, mes pieds. Je dois accélérer pour que mon corps se réchauffe mais le vent me repousse, sans cesse, comme s’il voulait m’arracher à l’Antarctique. Le masque qui protège mes yeux givre rapidement, au point de ne plus rien y voir. Impossible de le retirer. La cornée, ici, risque à la fois la gelure du froid et la brûlure du soleil. 

JOUR 12

Les sommets du massif de Patuxen qui se détachent à l’horizon, une centaine de kilomètres plus loin, sont rapidement happés par les nuages bas. Le brouillard m’enveloppe à nouveau et me plonge en quelques heures dans l’obscurité blanche. Difficile de trouver les mots pour décrire ce brouillard. Un peu comme si j’étais face à une immense page blanche, verticale, sans profondeur ni perspective, sans inspiration, trois jours durant, avant que l’Antarctique ne dessine un nouvel horizon. 

JOUR 13

La luminosité augmente progressivement. Le soleil est là, juste derrière les nuages, et apparaît même parfois, en filigrane, sans éclat. Il se bat pour percer cette muraille qui nous sépare depuis quelques jours. J’assiste, impuissante, à ce spectacle dont je connais déjà l’issue. 

JOUR 14

La journée s’achève sur un sentiment mitigé. Une grosse erreur de navigation. Une demi-journée perdue, certes, pour contourner une immense crevasse profonde de plusieurs dizaines de mètres. Un long détour de quinze kilomètres. Mais je suis toujours là et j’avance. Si le brouillard ne s’était pas levé ce matin, l’expédition aurait peut-être pris fin, brutalement, au fond d’une crevasse. Le sommeil, ce soir-là, est perturbé. L’esprit tourmenté refuse au corps épuisé un repos mérité. Il reste 1.760 kilomètres à parcourir, et 61 jours désormais.

JOUR 18

18 jours. Cela fait 18 jours déjà que je marche à travers l’Antarctique en tirant mon traîneau, sans voile de traction. J’avance vers mon sommet. L’ascension est interminable. Plus de 900 kilomètres. Mon sommet, c’est le pôle Sud. Il culmine à 3.000 mètres environ. Et puis il faudra redescendre vers la côte, en dehors des limites du continent, pour effectuer cette traversée et atteindre mon objectif, avant que la nuit polaire n’enveloppe l’Antarctique de son étreinte hivernale.

JOUR 23

Le vent dévale cette longue pente en me repoussant, sans cesse. Et puis encore, lorsque je prends un peu de repos après une dizaine d’heures d’effort, il se jette contre la tente, la secoue violemment, bruyamment, et s’invite dans mon sommeil. Inlassablement, il me harcèle, me transit, me glace, me repousse comme s’il voulait m’arracher à l’Antarctique. Combien de temps serai-je encore capable de lutter contre ses hurlements ? N’a-t-il pas déjà suffisamment démontré toute sa puissance ?

JOUR 33

Le matériel s’est montré relativement résistant aux agressions du froid et du vent. Jusque-là. Mais, le 33ème jour, alors que je me glisse en dehors du sac de couchage, à peine réveillée, la tente s’affaisse. Un des trois arceaux parallèles vient de rompre. L’arceau, coupé en deux par la froidure du vent, a perforé la toile extérieure de la tente. Réparation sommaire. Cela me préoccupe. La toile résistera t’elle si le vent se déchaîne à nouveau ? Je l’espère. Il n’y a pas d’autre option. 

JOUR 34

Il reste 1.300 kilomètres à parcourir. Marcher 30 kilomètres par jour sur ces dunes de glace, en tirant une lourde charge, prend autant de temps que courir trois marathons sur route, sous d’autres latitudes. Et autant d’énergie. Or, je sens, progressivement, que les forces me manquent. Les deux dernières heures, au ralenti, durent une éternité. Sueurs et tremblements. Sournoisement, l’hypoglycémie fait son chemin jusqu’au cerveau. Les rations alimentaires quotidiennes, environ 4.500 kilocalories, s’avèrent insuffisantes.

JOUR 35

Les journées se suivent et se ressemblent, en pire. La température diminue encore, -50°C. Chaque pause est une souffrance nécessaire, réduite au minimum. Impossible d’attendre, trop risqué. Je n’ai pas le temps de manger, de réajuster mon masque, ni même de fermer mon traîneau. Peu importe la direction, il faut fuir le froid, l’hypothermie, la mort. Je n’ai plus de force. Seul l’instinct de survie permet d’accélérer, pour que le corps se réchauffe. Mes doigts sont figés, sans vie. Je ne veux pas abandonner. Je veux vivre. Les larmes ne gèlent pas et les doigts bougent, enfin. Tout est encore possible. 

JOUR 40

La quantité d’oxygène diminue d’autant plus que la pression atmosphérique décroît à l’approche du pôle. L’effort devient plus éprouvant. Les péripéties s’enchaînent. Le temps passe. Le 23 décembre, j’aperçois enfin le pôle Sud. L’esprit est confus, hésitant, partagé entre l’urgence d’atteindre le pôle et la volonté de prolonger cet instant magique. Les pensées se bousculent. La joie ressentie est, comme toujours, à la hauteur des obstacles franchis et des difficultés surmontées. Elle n’a jamais, jusqu’à présent, été aussi intense.   

JOUR 40

Le point noir à l’horizon, minuscule ce matin, se dresse devant moi alors que la journée s’achève. C’est la base scientifique Amundsen-Scott. Devant la base, le pôle géographique est matérialisé symboliquement par une sphère métallique posée, à un mètre de hauteur, sur une tige rouge et blanche vissée dans la glace. En demi-cercle, douze drapeaux veillent sur le pôle, ceux des pays signataires du Traité de l’Antarctique. En silence, pour taire les revendications territoriales de chacun et préserver ce continent pacifique. L’Antarctique n’appartient à personne, il est le bien commun de tous. Unique.

PÔLE SUD

Nous approchons à quelques centimètres de la sphère. Le reflet de cette boule de métal déforme les visages et laisse intactes les émotions. Tout est là, dans cette image de nous-mêmes que le pôle Sud nous donne à voir. Les traits tirés, le souffle figé par le froid qui vient se poser sous forme de glace sur nos cils et tout autour du visage, les yeux cernés par la fatigue, creusés par le vent, dont se dégage un regard pétillant de bonheur, tout simplement. Je sais à cet instant précis qu’il y aura toujours en Antarctique une part de moi-même. Et que l’Antarctique sera pour toujours en moi.

NOËL

25 décembre 2014. Les nuages bas ont entièrement recouvert le pôle. Pas de cadeau, ce matin, au pied du sapin. Pas de sapin. Juste un Noël blanc, et froid. Un Noël magique. 

JOUR 42

Je profite d’une journée de pause pour refaire le plein de rations alimentaires, même si elles seront toujours insuffisantes. Mon itinéraire pour rejoindre la côte est différent de celui qui m’a conduit jusqu’ici, et je n’ai donc pas pu faire de dépôts à l’aller comme le faisaient les explorateurs du début du 20e siècle. Depuis l’expédition de Messner et Fuchs en 1989, la base Amundsen-Scott est devenue un point de ravitaillement habituel pour les rares explorateurs qui se lancent à ski d’un point à un autre de la côte du continent.

JOUR 42

18 h. Il est temps de repartir. J’ai su trouver les ressources pour parcourir durant 40 jours, 916 kilomètres, presque deux fois la distance parcourue lors de la première traversée du Groenland. Il reste désormais 1.129 kilomètres à parcourir entre le pôle Sud et Hercules Inlet. Et 33 jours seulement… L’Antarctique ne me laisse aucune autre solution. L’évacuation serait un échec. L’équation n’a finalement jamais été aussi simple. Il faut tout donner. Et espérer que cela soit suffisant.

JOUR 56

La faim devient obsessionnelle. Ce manque de nourriture diminue progressivement toute résistance au froid, et le vent perce désormais plus facilement mes maigres défenses. La faim me réveille trop souvent et raccourcit un sommeil déjà trop court. J’ai soif, aussi, de plus en plus. Les journées sont si longues. Trop longues. Je marche sur la plus grande réserve d’eau douce du monde et j’ai soif. Il me faut pourtant marcher encore plus longtemps chaque jour pour conserver une chance, infime, de finir l’expédition dans les délais.

JOUR 68

La déshydratation et la dénutrition font partie des principaux risques auxquels sont confrontés ceux qui osent encore s’aventurer sur ce continent à pied, sans assistance – c’est-à-dire sans voile de traction, sans moyen motorisé, sans animaux. Parcourir une distance aussi longue à 3 km/h, marcher durant de longues heures, cela réduit considérablement le temps disponible au campement pour faire fondre de la glace. Et plus la quantité de vivres emportés dans le traîneau est importante, plus la débauche d’énergie nécessaire pour le tracter augmente. Un cercle vicieux en quelque sorte.  

JOUR 74

74ème jour. 6 h du matin. Le réveil sonne après quatre heures de sommeil. La fatigue, évidemment, n’a pas eu le temps de s’en aller, mais je suis animée par une énergie nouvelle. Tout ce que je fais ce matin ne se répètera plus. Le corps cerné, épuisé autant qu’il peut l’être, a besoin de ces repères habituels pour contourner les derniers obstacles. Un corps amaigri – 39 kg seulement – qui a perdu, au fil des kilomètres, toute sa puissance et se présente face à l’Antarctique, plus humble que jamais, pour une ultime confrontation. 

JOUR 74

L’esprit se laisse envahir par les souvenirs intacts d’une expédition qui touche à sa fin : cette fièvre tenace durant les premiers jours, une dent qui se brise et réveille une douleur lancinante, incessante, le vent qui me repousse, les vagues de glace affutées comme des lames déferlantes, la joie d’être au pôle Sud le jour de Noël, le corps qui transpire, les vêtements qui gèlent, le marathon chaque jour en fin d’expédition pour finir dans les délais. Autant d’images qui s’impriment et me portent même au-delà des limites du continent.

27 JANVIER 2015

Contourner les dernières crevasses et continuer à aller de l’avant. Marcher plus de seize heures ce jour-là. Le regard fuit, cherche quelques ultimes repères, et le corps poursuit son effort sans relâche, mécaniquement. Le GPS affiche les derniers kilomètres, le dernier kilomètre. Et puis déchausser une dernière fois les skis. Une étreinte et des pensées qui se bousculent. Le temps qui s’arrête, le temps de l’expédition. Il est 3 h 35 du matin et la mer de Weddell est sous mes pieds. J’ai atteint mon objectif. 

EXPLORER

L’Antarctique est une terre empreinte de gravité. La difficulté et les risques d’une longue expédition sur ce continent sont souvent sous-estimés. J’ai toujours gardé à l’esprit, pour ma part, les mots de Reinhold Messner au sujet de sa traversée de l’Antarctique en kite-ski en 1989 : «C’est un moment de ma vie, comme à l’Everest ou au K2. La différence est qu’ici tout dure plus longtemps. Beaucoup, beaucoup plus longtemps. Nous sommes encore plus engagés ici (…Les jours et les semaines que j’ai passés dans la nature sauvage et froide, la faim au ventre, sont ceux qui m’ont le plus marqué.».

PERFORMER

Cette expédition reste encore à ce jour la plus longue expédition réalisée en Antarctique par une femme, sans voile de traction (Guinness World Records). L’intérêt suscité par cette expédition, dans le milieu de l’aventure notamment, et les lectures des récits d’expéditions d’autres explorateurs polaires m’ont fait prendre conscience progressivement du défi ainsi relevé. Je suis régulièrement contactée par d’autres aventuriers du monde entier qui ont pour objectif de réaliser de nouveaux défis en Antarctique, et qui ont besoin de connaître la réalité du terrain.

IMPACTER

Tous ceux qui ont voulu un jour faire bouger les lignes et qui ont quitté leur zone de confort ont pu mesurer les obstacles nombreux qui se dressent alors.  Et croiser aussi sur leur route ceux qui essayent de réduire l’ambition des autres et qui, au fond, ne révèlent ainsi que le reflet de leur propre histoire, de leur propre peur. Il faut en avoir conscience, l’accepter, le surmonter pour s’affranchir de la norme, acquérir une indépendance d’esprit et d’action. Apprendre à aimer la réussite, pour pouvoir s’en inspirer et progresser. Et puis alors, être heureux, tout simplement.

Le paradoxe de l’Antarctique

Dissimulé tout en bas du globe, le pôle Sud est pour beaucoup moins évocateur que le pôle Nord. Et pourtant, l’Antarctique est tout aussi unique à bien des égards : le continent le plus froid, le plus sec, le plus élevé, dont les glaces renferment plus de 70% de l’eau douce du monde. Un continent sans frontière, sans autochtone, où quelques scientifiques venus du monde entier collaborent le temps d’une saison estivale avant, pour la plupart, de se retirer lorsque la nuit polaire s’installe. Les études menées sur les problématiques environnementales et climatologiques démontrent l’importance des régions polaires, et notamment de l’Antarctique, dans la préservation des équilibres majeurs de la Planète. Un continent aux conditions extrêmes et pourtant si fragile.

Terre – glacée – de sciences, l’Antarctique révèle aussi à ceux qui s’y aventurent la beauté de ses paysages infinis, une immensité simple où la glace et le ciel peinent souvent à se rejoindre au loin, très loin, pour définir un horizon éphémère. Tel un océan de glace figé à près de 3.000 mètres d’altitude, dont les vagues sont façonnées par le vent. Lorsqu’elle s’est lancée à travers l’Antarctique sur plus de 2.000 kilomètres, Stéphanie Gicquel a souhaité contribuer à rendre ce continent plus accessible en permettant une immersion au coeur des paysages glacés grâce à la photographie. Des images uniques – différentes de celles qui sont prises sur les côtes ou à proximité des bases scientifiques.

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