Rencontre avec Lionel Daudet

Je contemple la luminosité des roches gelées, et j’entrevois un brin de sublime, verdoyant comme une herbe. Ressentir le rugueux de la montagne. Et dans la réunion des sens, là et partout, cet état de fait, désespérément simple : aimer la vie. I Extrait de La Montagne Intérieure, 2004.  

Il a passé la moitié de sa vie à faire corps avec la montagne, à tracer des voies extrêmes dans de grandes faces rocheuses et à relever des défis hors norme.  Il a de l’audace et le sens de l’exploration dans l’art de gravir les plus belles parois du monde.  Il ne laisse pas indifférents tous ceux qui ont la chance de croiser sa route.   Il s’appelle Lionel Daudet, on le surnomme Dod.  Il a 45 ans.

Nous l’avons rencontré à Paris, loin de son terrain de jeu habituel et de son camp de base à l’Argentière-la-Bessée.  Avec beaucoup de simplicité et toute l’humilité qu’impose la pratique de sa discipline, il nous a livré sans détour le récit de ses odyssées montagnardes, sa conception de l’alpinisme comme vecteur de liberté mais aussi parfois cause de souffrance et sa vision de la vie.

Lionel Daudet est l’un des plus grands alpinistes de notre époque.  Par deux fois, il reçoit la plus haute distinction mondiale, le Piolet d’Or.  Il s’est fait connaître dans les années 1990 par de grandes ascensions en solo aux quatre coins du monde, ces ascensions engagées où la chute est interdite.

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Un puriste qui rallie les sommets visés en skis, à pied, ou à vélo et grimpe par des voies directes sans moyen de communication, en autonomie totale, sans assistance, portant tout son matériel sur le dos et souvent sans corde.  Une éthique exigeante qui lui garantit une profonde introspection.

L’engagement, l’élégance du style, les émotions, la méditation, et la quête de la difficulté priment sur la réussite du sommet et l’exploit sportif.

Son amour pour la montagne est intransigeant, presque fusionnel.  Une passion dévorante.  Une relation mystérieuse.  Elle lui procure une plénitude, une force intérieure qui lui permet de mieux s’appréhender pour pouvoir s’ouvrir pleinement aux autres.  Un moyen de gravir sa propre Montagne Intérieure.  Certainement la voie qu’il a choisie pour réussir sa vie et n’avoir plus peur de mourir.

A 37 ans, en homme libre, il tourne la page de l’alpinisme en solitaire.  Il s’aventure alors dans d’autres projets, il ouvre des voies en cordée, il monte des expéditions mer / montagne dans le Grand Sud à bord d’Ada-2, le voilier d’Isabelle Autissier, il se lance des défis multi-sports comme le tour du département des Hautes-Alpes et en 2011-2012, le DODtour qui l’a conduit à suivre les contours de l’Hexagone tels que la carte les dessine sans moyen motorisé du Mont-Blanc au Mont-Blanc, 10000 kilomètres, parsemés de plus de 1500 sommets, de crêtes peu voire jamais fréquentées, de sables mouvants, de clôtures électriques, de vase et de tourbières, de friches industrielles, ou de broussailles, et ponctués entres autres d’une virée en Corse en voilier et d’une traversée intégrale des Pyrénées au printemps.  Des défis hors du commun, l’aventure universelle.

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Entretien avec un alpiniste qui nous transmet sa conviction que rien n’est impossible, entretien avec un aventurier qui refuse l’artifice et fuit l’aliénation, entretien avec un homme en quête de sens et de partage.

D’où vient ta passion pour l’alpinisme ?

J’ai grandi à Saumur, loin de la montagne ! Les alpinistes n’ont pas nécessairement grandi en montagne, contrairement à ce qu’on croit !

Il y a, je crois, deux choses qui m’ont inspiré.  Mes parents, instituteurs, étaient passionnés de montagne.  Je partais en randonnée avec eux tous les étés pendant six semaines.  Je lisais également des récits d’aventures, de spéléo, d’alpinisme.  J’ai lu les livres de Reinhold Messner lorsque j’avais 13 ans. Lorsque j’avais 12-13 ans, j’étais très inspiré par les alpinistes d’après-guerre, des personnes très populaires car le grand public avait besoin de héros à cette époque.  Il s’agissait de Lionel Terray – mes parents l’admiraient aussi, c’est pourquoi ils m’ont donné son prénom -, Louis Lachenal, René Desmaison – j’ai rencontré ce dernier à Saumur.  J’aime également la vision de la montagne de Walter Bonatti, tout comme celle de Reinhold Messner.

Je n’ai jamais voulu devenir guide.  Cela ne m’intéressait pas … mais j’ai quand même fini par le devenir, et j’aime ce métier que j’exerce très occasionnellement.  Quand j’étais jeune, je ne m’imaginais pas vivre de l’alpinisme.  La profession d’alpiniste n’existe pas !  Il faut avoir une très grande maturité pour accepter de ne faire plus que cela.  Beaucoup de personnes aimant la montagne et l’alpinisme se lancent dans le business de l’aventure.  Je n’avais pas envie de cela non plus.  J’ai alors suivi des cours de physique à l’université.

En parallèle, j’ai été sélectionné en Equipe Jeunes Alpinistes Haut Niveau FFME et Haut Niveau Club Alpin Français GHM.  Nous alternions cascades de glace, alpinisme hivernal, escalades de printemps, grandes courses l’été et préparations d’expéditions durant l’automne.

A 24 ans, je me suis rendu compte que les études de physique ne me convenaient pas.  J’ai donc décidé de vivre autrement et de me contenter de peu.  J’ai élu domicile dans une fourgonette pour passer ma vie à grimper.  Je me suis rapproché de fondations d’entreprises qui aident les jeunes à concrétiser leurs projets.

J’ai ensuite rencontré Véronique, ma femme.  Elle a accepté mon choix de vie.  Elle aime voyager tout comme moi.  Notre premier grand voyage, un tour du monde des sommets pendant douze mois en 1994-1995.

A 26 ans, tu reçois le Piolet d’Or 1994.  Est-ce que cela a changé quelque chose dans ta vie d’alpiniste ? 

Ce Piolet d’Or nous a récompensés, l’Equipe Jeunes Haut Niveau du Club Alpin, pour l’ouverture en escalade artificielle de Paradis Artificiel, ABO, dans le massif du Pamir-Altaï au Kirghizistan.

Avant le Kirghizistan, je grimpais surtout dans les Alpes ou les Pyrénées, où j’ai ouvert quelques voies et fait quelques premières – comme la première solitaire et hivernale de la directissime de la paroi N-O de l’Olan.  L’expédition au Kirghizistan m’a ouvert des horizons au-delà des frontières de notre pays.

Cette expédition m’a également permis de me rendre compte qu’il fallait suivre ses propres convictions pour être pleinement en accord avec soi-même, en harmonie avec sa conscience et en phase avec son environnement.  Nous nous sommes rendus au camp de base en hélicoptère, or cela ne correspondait pas du tout à mes aspirations.  J’ai pris conscience qu’il me manquait quelque chose, que j’avais coupé les racines de la montagne.  Pour moi, la marche d’approche est aussi importante que la paroi. Par exemple, en 1998, j’ai approché le Mont Combatant sur la côte Ouest du Canada au Nord de Vancouver à pied en traversant pendant trois semaines des forêts sans sentier que personne auparavant n’avait visitées, avec tout mon matériel sur le dos.  L’approche était très compliquée ; cela nous a coûté le sommet mais je ne le regrette pas !  Je n’ai plus jamais dérogé à cette éthique sauf une fois aux Kerguelen en 2006 où j’ai dû à nouveau faire une approche héliportée car aucun autre mode d’approche n’était possible.

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Je pense que si un aventurier est en désaccord avec une partie du projet, il ne peut pas être en complète plénitude.  Je ne recherche pas d’éphémères sensations extrêmes.  J’ai besoin de cette approche de la montagne par des moyens traditionnels pour replacer la montagne dans son environnement, m’intégrer au milieu, me confondre avec lui, et appréhender sereinement l’ascension à venir, et ce même si cela doit rendre l’expédition plus éprouvante et plus longue.

En 2002, tu te lances un très gros défi, l’enchaînement des trois directissimes Jorasses, Eiger, Cervin, en solo hivernal.  Tu es le premier à gravir durant l’hiver et en solo la voie Eldorado, ED+, dans la face Nord des Grandes Jorasses.  En conformité avec ton éthique, tu relies Zermatt, à ski et à vélo, et tentes de répéter Aux amis disparus, ED, la voie la plus difficile de la face Nord du Cervin, directement dans le nez de Zmutt, voie que tu as ouverte quelques années auparavant.  Mais la montagne, cette fois, ne te laisse pas passer.  Tu restes bloqué dans la voie recroquevillé dans ton duvet pendant 9 jours.  9 longs jours durant lesquels tu es frappé par la tempête, tu luttes contre des conditions climatiques extrêmes et un froid polaire.  Tu dis dans ton livre, La Montagne Intérieure,  « le réveil, à l’ombre glaciale de la muraille du Cervin est brutal. Ici, le soleil ne viendra jamais, je ne peux que le voir en face de moi ou dans mes songes. Il y a quelque chose de terrible là-dedans, ce brutal retour à cette réalité à la limite du supportable ».  Tu es contraint de renoncer à la trilogie et tu dois subir une amputation de 8 orteils.  Comment cet épisode de ta vie a t’il impacté ta perception de l’alpinisme et ta façon de vivre l’aventure ?

J’ai arrêté les solos, mais peut-être pas uniquement parce que je me suis gelé les pieds.  J’avais intégré ce type d’accidents dans les risques que j’acceptais de prendre.

C’est en 2005, et non en 2002, que je me suis rendu compte qu’il fallait que j’arrête les les grands solos.  J’ai tenté de nouveau la trilogie cette année-là et après trois jours dans la face Nord de l’Eiger, je ne me suis plus senti à ma place, j’étais déphasé, j’ai su que c’était fini, je n’étais plus serein. J’ai éprouvé une espèce de mal-être.  Ce n’était pas comme d’habitude, mais cela ne venait ni de la technicité de cette ascension ni de la difficulté des conditions.  Je subissais la situation et l’environnement plutôt que de les maîtriser.  Ma présence dans cet univers austère n’avait plus de sens.  Je n’avais pas vu venir ce virage dans ma vie, or dans la face Nord de l’Eiger, il m’est apparu comme une évidence, le goût pour ces folles entreprises solitaires m’avait fui. Il ne faut pas du courage pour gravir ces faces, mais bien plus, une foi, une flamme.  Jamais je n’ai grimpé pour autre chose que cette flamme qui me vivifiait.  Dans la face Nord de l’Eiger, j’ai senti que la flamme qui m’animait d’ordinaire n’était plus là.  Le cœur n’y était plus. Je ne voulais pas faire le solo de trop.  J’ai alors décidé naturellement de renoncer à la trilogie.

Peut-être que la page des solos s’était tournée à mon insu après les amputations.  Le solo est quelque chose d’éminemment personnel.  C’est la chose la plus ultime qui soit en alpinisme. Il requiert un état d’esprit particulier, que j’ai eu pendant de nombreuses années, une harmonie entre le rocher et moi qui m’apportait une grande richesse intérieure et que je n’ai plus ressentie dans la face Nord de l’Eiger.  J’ai compris que si je continuais à faire des solos, je le ferai pour des raisons malsaines, pour la gloire, pour faire des premières, pour les sponsors, pour quelqu’un d’autre.  Au fond de moi, je ne voulais plus continuer.  Comme j’ai toujours été très libre et pris des décisions en adéquation avec ce que je suis et ce que je pense, j’ai préféré renoncer définitivement au solo.

C’est à cette époque que je me suis rendu compte que l’aventure pouvait être à ma porte.  J’ai recommencé à monter des projets et à ouvrir des voies à côté de chez moi dans les Alpes.

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Je me suis également mis à d’autres sports – le kayak, la voile, le parapente -, et me suis intéressé à d’autres domaines sans pour autant chercher à devenir le meilleur dans tout.  J’ai monté des projets mer / montagne avec Isabelle Autissier notamment et des projets dans lesquels l’alpinisme est conjugué à d’autres disciplines, comme le tour du département des Hautes-Alpes en 2007 et le tour de la France, le DODtour en 2011-2012.

J’ai commencé aussi à m’intéresser à l’exploration, notamment polaire.  Je suis allé grimper dans les îles Kerguelen en 2006, en Géorgie du Sud en 2007, en péninsule Antarctique en 2010.

En quoi les régions polaires t’attirent-elles ?

En Antarctique et en Géorgie du Sud, j’aime les sommets que l’on voit depuis la mer, les montagnes vierges.

L’ascension en régions polaires est très spécifique.  Les montagnes sont recouvertes d’un épais givre aux formes étranges, semblables à des châteaux forts, difficile à grimper.  En péninsule Antarctique, nous étions obligés d’ajouter des ailettes sur les piolets.

C’est un environnement unique.  Dans les Alpes, le paysage est modelé.  Dans le Grand Sud, la nature est brute, puissante.  La faune est exceptionnelle aussi.  Pour gravir le sommet, il faut passer sur des plages et bousculer des otaries et des morses !  Cela donne une énergie et une force incroyable, en plus de celle qui résulte de l’ascension d’une paroi vierge.

J’ai apprécié également la dimension maritime des projets que j’ai montés dans le Grand Sud.  C’est fabuleux de voir les icebergs et le voilier tout petits au loin alors que nous progressons dans un univers de glace.  Nous ne voulions pas grimper loin de la côte afin de pouvoir revenir plus rapidement au voilier.

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Je suis allé au Sud du Groenland en 1996-1997 dans le cadre de mon projet Odyssée Verticale qui avait pour objet de réaliser plusieurs ascensions en cordée pendant seize mois du Groenland à la Patagonie.  Au Groenland, la lumière est très particulière, très forte car il n’y a pas de pollution.  Les ascensions au Groenland sont moins atypiques que les ascensions en Antarctique, les parois ressemblent aux parois qu’on peut trouver ailleurs.  Un moment que j’ai particulièrement apprécié : lorsque j’ai vu, du sommet du Suikarsuaq, la calotte polaire qui s’étend très loin.  C’était un moment très très fort.

J’aime ces endroits pas ou peu peuplés tels que l’Antarctique ou le Groenland.  J’aime aussi l’Alaska, pour ses populations justement, très différentes des autres Etats des Etats-Unis.  Je n’ai jamais fait l’ascension du mont McKinley.  J’ai ouvert avec Seb Foissac la voie du Voyage des clochards célestes au Burkett Needle en 1999.  Cet endroit est humide et sauvage.  La taille des glaciers est impressionnante.  Ce sont des autoroutes multiplées par dix ! J’ai voulu pour cette expédition suivre à la lettre mon éthique exigeante.  On nous a donc largué au fond d’un fjord avec des pulkas et nous sommes partis en autonomie absolue. Nous n’avions aucun moyen de communication parce que je n’en voulais pas.  Nous nous sommes retrouvés face à face avec nous-mêmes, avec seulement un rendez-vous avec un bateau un mois et demi plus tard.

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Tu n’as pas réussi l’ascension du pic Lars Christensen, sommet encore inexploré, sur l’île Pierre Ier lors de ton expédition No Man’s Land en péninsule Antarctique en 2010.  Comment as-tu vécu cela ?   

Je suis détaché.  Je donne toute mon énergie et le meilleur de moi-même pour un sommet.  Mais si je vois qu’il y a de véritables raisons pour lesquelles un sommet est impossible, je peux renoncer sereinement.  Lorsqu’on a voulu faire l’ascension du Lars Christensen, il n’y avait pas de visibilité, il y avait des vents catabatiques extrêmement violents, d’importantes crevasses.  J’ai compris que c’était impossible, d’autant plus que nous devions repartir rapidement sur Ushuaia étant donné les conditions météo qui se dégradaient.  En fait, rien n’est moins important que le sommet.  Mettre toutes ses forces vers la cime et l’instant d’après, renoncer.  Renoncer au sommet mais pas à la vie.

Je pense que perdre parfois permet de se remettre en question et d’avancer, la victoire est conservatrice. Il n’existe personne qui réussisse tout.  Ceci étant, j’avoue que ce serait compliqué si je vivais une année de galère durant laquelle je ne ferais aucun sommet !

C’est également plus compliqué lorsqu’on communique sur un projet pour obtenir du financement par exemple en disant qu’on va relever tel défi, car on peut alors avoir l’impression que l’on n’a pas droit à l’erreur, on perd ainsi sa liberté.  Or, lorsqu’on part à l’aventure, le résultat n’est jamais acquis à l’avance.

Es-tu attiré par d’autres ascensions en Antarctique ?  Le point culminant, le mont Vinson par exemple ? 

Le mont Vinson ne m’attire pas car son ascension n’est pas difficile techniquement.  A vrai dire, je ne connais pas bien ce sommet; peut-être qu’il y a des faces plus techniques.

Je retournerai certainement en Antarctique.  Ceci étant, je ne veux pas approcher ce continent en avion.  Ce qui m’intéresserait, ce serait d’aller en Antarctique en voilier puis de traverser le continent en kite pour trouver des parois.  C’est un défi que nous pourrions nous lancer avec les marins.

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A deux reprises, tu as monté des expéditions mer/montagne composées de marins et d’alpinistes, en 2007 en Géorgie du Sud et en 2010 en péninsule Antarctique.  Qu’as-tu appris au contact des marins ?

Ces projets sont nés de ma rencontre avec Isabelle Autissier en 2006.  Nous avons été mis en contact par les éditions Grasset qui ont édité nos livres respectifs.  Isabelle voulait me poser quelques questions sur mon premier livre, La Montagne Intérieure.  Elle était déjà parti à Kerguelen, je devais y aller, j’en ai profité pour l’interroger aussi.  Nous en avons donc parlé longuement.  Puis, nous avons décidé de monter un autre projet ensemble.  Cela s’est fait naturellement.

La première fois que j’ai fait de la voile, c’était avec elle et deux autres marins en 2007, en Géorgie du Sud.  Je n’avais fait auparavant qu’une semaine de nav en Méditerranée !

J’ai appris beaucoup lorsque je suis parti en expé avec des marins car nous faisions en sorte que les alpinistes et les marins fonctionnent toujours en binôme sur le voilier.  Aujourd’hui, je pourrais me débrouiller sur un bateau. J’aime le milieu de la mer et je suis sensibilisé à cet environnement. Je pourrais naviguer en Méditerranée, par exemple.  Par contre, je n’irais pas plus loin tout seul ! Et je ne suis pas prêt à acheter mon propre voilier non plus !

Et les marins ont-il appris à grimper ?

Les marins n’ont pas fait beaucoup d’alpinisme en Géorgie du Sud. C’était compliqué pour eux d’abandonner le voilier.  Ils avaient beaucoup de choses à faire,  notamment des réparations de voiles déchirées, des mouillages à trouver.  Et, souvent c’était trop technique pour qu’ils puissent nous accompagner.

Ceci étant, à la fin de l’expédition, nous avons fait ensemble un sommet en ski de rando puis un peu d’escalade glaciaire.

En Antarctique, c’était encore plus compliqué pour les marins de mettre le pied à terre en raison des conditions de navigation très compliquées dans cette région. Un jour, ils ont dû naviguer pendant 12 heures pour trouver un mouillage à l’abri pendant que nous faisions un sommet !  Ils ont dû rester à bord pendant un mois en continu.

Qu’est ce qui t’a donné envie de faire en 2011 le tour de la France en suivant au plus près le tracé exact de la frontière  terrestre et littorale ? 

L’alpiniste aime tracer des lignes élégantes dans des parois rocheuses, des lignes qui sont imaginaires.  La frontière d’un pays, c’est une ligne que tout le monde connaît mais que personne n’avait encore suivie.

Ce type de projets de grande envergure permet également de partager : durant la préparation avec les spécialistes de disciplines que je ne connaissais pas bien, comme la voile, le parapente, ou le kayak, et avec toutes les personnes qui m’ont aidé à mettre au point ce projet et durant le défi lui-même, avec les personnes que j’ai rencontrées sur les routes, dans les villages, dans les refuges et avec les amis qui m’ont suivi, accompagné parfois sur certains tronçons, ou qui ont fait des déposes de matériel.  Mon objectif n’était pas de battre un record de vitesse.  Les médias auraient peut-être préféré que je boucle le tour en douze mois plutôt qu’en quinze. Mais, j’ai préféré prendre le temps nécessaire pour rencontrer les gens.  Je n’avais pas de logique de performance sportive à l’occasion de ce défi.

Comment as-tu choisi tes moyens de déplacement lors du DODtour ? 

J’ai utilisé le moyen – non motorisé – le plus adéquat en fonction du milieu traversé.  J’ai grimpé, marché, pagayé dans les rivières et les fleuves à bord d’une pirogue ou d’un kayak, pédalé, skippé pour aller en Corse, fait du parapente pour franchir les vallées, de la spéléo, ou de l’alpinisme.  Je me suis entraîné dans les différentes disciplines, encore plus que pour le tour des Hautes Alpes.

Mais, parfois, j’ai fait quelques erreurs.  A la frontière Nord, je devais traverser des champs, des forêts.  Je faisais alors un pari sur l’intérêt d’utiliser le VTT ou de marcher.  Sur les pistes forestières, cela pouvait valoir le coup de prendre le VTT.  Sur certains passages, c’était plus compliqué, il fallait rouler et marcher alternativement, grimper des falaises avec le VTT sur les épaules, pousser le VTT dans l’eau, etc.

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Pour la traversée du Mont-Saint-Michel, je pensais avoir fait une erreur car j’avais pris le VTT.  J’étais accompagné par un trailer qui courait à côté de moi.  Il allait plus vite sur les parties non roulantes pour le VTT.  Je le rattrapais sur les parties descendantes.  Et, finalement, j’ai terminé l’étape avant lui.

Dans les Ardennes et les Vosges, le VTT n’était pas du tout approprié à cause des broussailles.  C’était mieux à pied même si parfois c’était un enfer.

Certaines étapes en kayak durant le DODtour font partie des étapes difficiles que j’ai vécues. J’avais le physique, le mental mais il me manquait encore quelques connaissances techniques pour être complètement bien.

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J’ai couru aussi durant le DODtour ! A la pointe du Raz, j’ai couru avec des trailers.  Le lendemain, je ne bougeais plus !  En fait, j’avais une logique de durer sur le long terme ; je m’économisais donc en permanence, ce qui n’est pas compatible avec la course à pied et la vitesse. Je ne suis pas un coureur à la base…

Pour chaque discipline, je me suis entouré des personnes qui les pratiquent au haut niveau.  Parfois elles m’accompagnaient.  J’ai traversé en pirogue polynésienne le lac Léman avec Franck Ardisson, champion olympique de kayak.  Il y avait aussi Lapin (Gilles Lelièvre, ancien membre de l’équipe de France de canoé-kayak), qui a gagné le Raid Gauloises…

J’avais un parapente bi-place aussi.  Je continue aujourd’hui à pratiquer le parapente pour acquérir de l’autonomie dans cette discipline.  Je ne veux toutefois pas devenir champion de la discipline car cela m’obligerait à m’entraîner énormément.

Quel moment as-tu préféré pendant le DODtour ?

Des beaux moments, il y en a eu des milliers.  On m’avait dit que j’allais trouver monotone le littoral de la pointe de Grave à Hendaye.  J’ai fait du VTT tout le long de ce tronçon.  J’ai adoré ! L’océan change tout le temps.  J’étais émerveillé car j’étais parfaitement en phase avec l’environnement.  J’ai beaucoup aimé aussi la traversée de Dunkerque.  Elle aurait pu s’avérer hostile au milieu de complexes pétrochimiques, mais cela a été fabuleux.  Des salariés d’une des entreprises qui m’a sponsorisé sont venus traverser la ville avec moi, à VTT.

J’ai aimé le tour de la Méditerranée.  Je m’entendais très bien avec les personnes qui m’ont accompagné.  C’était un très beau moment.

Et les moments difficiles ?

Rien en soi n’était « extrême » dans le DODtour.  C’est l’enchaînement des journées qui était compliqué.  Le DODtour était un vrai défi car c’était long.  Jamais je n’avais vécu quelque chose d’aussi intense pendant si lontemps.  Quand j’ai préparé l’expé, je ne savais pas si je tiendrais jusqu’au bout.  C’est très facile d’abandonner.   C’est ce qui est arrivé à mes deux amis, Fred et Guillaume, qui m’avaient accompagné en 2007 pour faire le tour du département des Hautes Alpes.  Ils ont abandonné au bout de deux mois.  Pour ne pas renoncer, il faut vraiment aller dans les derniers retranchements de son mental.  Le solo m’a aidé pour cela.

Quelle est l’expérience de ta vie que tu as préférée ? 

C’est difficile de répondre à cette question, car j’ai tendance à oublier les mauvais moments et les bons sont innombrables !

Le DODtour était exceptionnel.  A vrai dire, toutes les expériences sont belles.  J’ai aussi vécu de très beaux moments sur mes premières expés, en solo, en cordée.

Que penses-tu du trail technique d’altitude ?  Et des records dans la discipline comme celui qui a été accompli par Kilian Jornet en août dernier lors de l’aller-retour entre le village italien de Cervinia et le Mont Cervin en 2 h 52’02’’ ? 

Je suis très admiratif.  La montagne n’appartient pas aux alpinistes.  Chacun peut s’y exprimer, certains au travers du trail technique, d’autres par le biais de la highline, d’autres encore en enchaînant les 8000 ou les parois lisses des big walls, d’autres enfin s’approprient la montagne pour courir comme Kilian Jornet ou pour battre des records de vitesse comme Ueli Steck.  C’est fabuleux d’amener du sang neuf dans la montagne.  C’est génial de pouvoir repousser les curseurs, de bousculer les habitudes, les codes.  La montagne est un incroyable champ de liberté où chacun peut exprimer ce qu’il a de meilleur.

Je ne vibre pas pour le trail mais je trouve cela fantastique.  Chapeau bas à Kilian Jornet !

L’incident qui est arrivé à Kilian sur l’aiguille du Midi au début du mois de septembre peut également arriver à un alpiniste.  Kilian sait parfaitement ce qu’il fait tout comme un bon alpiniste.  J’ai fait du solo sans corde.  Le regard extérieur sur la pratique est très sévère : « s’il lâche, il tombe ».  Mais si je l’ai fait, c’est que j’avais mes repères et j’estimais au fond de moi que j’avais une marge.  Ceci étant, je peux être fatigué un jour et me tromper dans mes estimations.  C’est très prétentieux de dire qu’un accident n’arrivera jamais.

Quels sont tes projets ? 

Je viens de terminer la rédaction de mon livre sur le DODtour, Le tour de la France exactement.  Il va paraître le 5 février prochain aux éditions Stock.  J’aime écrire, pour transmettre aux autres ce que j’ai retiré de l’aventure, apporter aux autres, au même titre que je me nourris aussi de ce les autres font.

Une boîte de prod, Bonne Compagnie, a fait un 4 x 52’ sur le DODtour.  Bertrand Delapierre est aussi venu me filmer à plusieurs reprises durant mon tour de France.  Les reportages seront diffusés à partir du 10 novembre sur Voyages.

De mon côté, je ferai également un DVD plus personnel – j’avais une Gopro et une petite caméra – et peut-être également un livre-photos.

Dans l’année qui vient, je devrais monter des projets plus près de chez moi, en montagne.  Et j’irai pédaler, grimper, pagayer.

L’écologie verticale m’intéresse.  Peut-être, je monterai un jour une expédition scientifique avec des botanistes.  Je n’ai rien mis sur pied de précis, mais j’ai encore envie d’aventure.  L’aventure dépend souvent des rencontres.  Si je rencontre des botanistes, je ferai peut-être quelque chose avec eux, comme ce fut le cas lorsque j’ai rencontré Isabelle Autissier.  Je ne veux pas convaincre des partenaires, des personnes avec qui je pourrais partir, etc.  Je préfère laisser le hasard des rencontres guider mes choix d’aventures.

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Lionel Daudet a écrit trois ouvrages, La Montagne Intérieure, paru aux éditions Grasset en 2004, Versant Océan co-écrit avec Isabelle Autissier, paru aux éditions Grasset en 2008 et Le tour de la France exactement, dont la parution est prévue aux éditions Stock pour le 5 février prochain.

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Entretien réalisé par Runners to the Pole en octobre 2013.